La conscience est contagieuse et devient virale.

Emanuele Coccia

Le futur de la littérature

Date de parution : 17.08.2021

Notre vie, où l’on pouvait circuler librement, créer ses propres communautés, vivre ensemble dans un espace choisi et défini, même s’il était secret, a connu un arrêt. Du jour au lendemain, la ville est devenue illégale : il est devenu impossible de la traverser, sauf à des heures précises, avec des buts spécifiques et limités (acheter de la nourriture avant tout) et pour de très courtes périodes. C’est ce qu’ont vécu, aux quatre coins du monde, beaucoup d’entre nous. La création extérieure, le rassemblement intérieur, étaient devenus impossibles.

Du jour au lendemain, voir les gens, leur parler, les embrasser, les aimer est devenu un interdit. Emmurés chez nous, nous, les nouveaux anachorètes de l’esprit – femmes et hommes d’un siècle qui a fait de l’épithète «social» sa marque distinctive – nous avons dû inventer une nouvelle vie. Dans la maison, nous avons transformé ces couloirs virtuels que sont les réseaux sociaux – Facebook, Instagram, Zoom, TikTok etc – en immenses salons où nous pouvons libérer et développer notre vie sentimentale et intellectuelle.

Soudain, des instruments de communication secondaires, consacrés avant tout à l’entertainment et au divertissement, sont devenus les théâtres de toute notre vie politique et culturelle : musées, galeries, télévision, salles de concert, magasins, universités, discothèques, tout s’est déplacé dans cet espace, et pour cette même raison, ils ont assumé une seule et même forme. Par un accident épidémiologique, l’unité profonde qui relie toute manifestation culturelle, politique et affective dans une société donnée est devenue visible. La distance physique, rhétorique et architecturale qui séparait un concert d’une conférence, une conversation privée d’une déclaration publique a disparu. Les formes symboliques et émotionnelles ont enfin coïncidé et elles ont montré qu’elles sont toutes l’expression d’une seule et même réalité.

C’était à la fois beau et étrange : très peu d’entre nous peuvent vivre, parler, aimer dans ces espaces, très peu d’entre nous peuvent supporter la contiguïté et l’interpénétration entre des phénomènes et des manifestations habituellement rigoureusement et hermétiquement séparés. D’autre part, ce que nous avons appelé avec un profond snobisme culturel les social media ont enfin révélé leur nature et leur pouvoir insoupçonnés. Et c’est sur ce point que je voudrais insister : l’avenir de nos villes et surtout l’avenir de notre culture dépendront de la manière dont nous parviendrons à nous approprier ces espaces, ou plutôt ces machines, de la manière dont le punk pourra subsister dans les espaces qu’ils constituent. Tout dépendra...

Veuillez choisir votre langue
Français

Contenu selectionné
Français

Emanuele Coccia

est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris. Il est notamment l’auteur de La Vie sensible (Bibliothèque Rivages, 2010), du Bien dans les choses (Bibliothèque Rivages, 2013), et de La Vie des plantes (­Bibliothèque Rivages, 2016, Prix des Rencontres philosophiques de Monaco). En conversation avec bien des artistes, il a écrit de nombreux textes sur leur travail, et est, en 2019, conseiller scientifique de l’exposition « Nous les arbres » à la Fondation Cartier, Paris.
Autres textes de Emanuele Coccia parus chez DIAPHANES