Le texte inconnu est une promesse

Michele Pedrazzi

The Next Bit: un corps à corps avec l’inconnu

Traduit par Mehdi Belhaj Kacem

Date de parution : 09.04.2018

IT DE

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Sur le seuil

Imaginons que nous nous trouvions soudain en présence d’un « objet sémiotique » inconnu. Il pourrait s’agir d’une peinture, d’un extrait littéraire, d’un morceau de musique, d’un programme informatique, d’un artefact culturel au sens large : peu importe pour l’instant. Ce qui nous intéresse, c’est le caractère d’étrangeté que revêt cet objet, dont nous ignorons pour l’instant tout. Attardons-nous un peu dans cette « nébuleuse interprétative ». Dans la réalité, cet effet de pure table rase mémorielle ne se présente jamais ; chaque objet nous arrive précédé d’amples anticipations, recensions, spoilers ; et quand bien même aurions-nous été épargnés par de tels conditionnements, nous nous empresserions pourtant de vouloir crever cette bulle de pure nouveauté, en formulant toute une série d’hypothèses pour l’expliquer, toutes basées sur le contexte ou l’expérience passée. Imaginons alors une intelligence artificielle, à peine venue au monde et, par hypothèse, privée de tout conditionnement préliminaire. Comment engager notre lecture à son sujet ? La théorie de l’information de Claude Shannon nous offre la réponse, peut-être, la plus simple et la plus radicale : un tel événement commencerait avec le premier bit.

Ce tout premier fragment d’information, dans la théorie de Shannon, est à vrai dire une unité abstraite, encore éloignée des bits que nous manions aujourd’hui avec désinvolture, quand nous évaluons le « bitrate » d’un streaming ou le « 64 bits » d’un nouveau smartphone. Mais, en substance, il désigne la même chose. Une fois acceptée cette abstraction, imaginons derechef notre objet comme pulvérisé en une multitude de paquets minuscules, scrupuleusement alignés en file indienne. Nous voilà là, à assister à leur interminable procession. D’un bit à l’autre, à mesure qu’a lieu cette « lecture » paradoxale, voici le type de questions que nous pouvons nous poser : qu’est-ce qui amènera le prochain bit ? Une bouleversante nouveauté ? Une simple itération ? Quelle quantité d’information est contenue dans le bit nouvellement arrivé ? La théorie de l’information modélise ce processus avec beaucoup d’élégance mathématique, et a recours à la théorie probabilitaire pour quantifier l’information contenue dans le prochain bit. Celle-ci est, tout simplement, inversement proportionnée à sa probabilité. Un message prévisible et redondant, qui a une haute probabilité d’être émis, transporte peu d’information ; tandis qu’un message inattendu, et donc peu probable, transporte une grande quantité d’information. Notre intelligence artificielle, appelée par conséquent à évaluer la probabilité du prochain bit, pourra affronter la question en termes statistiques, selon des modalités et à une vitesse incommensurables aux facultés humaines. Revenons, à partir de là, au moment où nous essayions de commencer à lire notre artefact culturel, l’objet inconnu. Tournons la page, ou appuyons sur le bouton play : les premières impressions commencent à se former, à la manière des premières hypothèses formulées ; elles commencent à se concaténer, au rythme de notre pensée ; peut-être à se chevaucher et à se confondre, influencées par nos émotions, modulées par toutes nos autres sensations physiques. En qualité de lecteurs, nous tous, humains ou artificiels, réels ou imaginaires, sommes impliqués dans une activité commune : former des conjectures sur le prochain bit.

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Changement de trajectoire

Au cours de cette phase de tension vers l’inconnu, le moment où nous travaillons sur le nouveau bit d’information ne consiste pas en un simple processus de calcul, mais en une sorte de dialogue, et même de danse, presque d’un corps à corps avec le bit arrivant. Nous retrouvons ce type d’interaction avec le texte, par exemple, dans les modèles d’interprétation « intensive » qui constituèrent le noyau du travail du musicologue Léonard Meyer. Une particularité de ce type d’approche est le suivant : présupposer une sémiotique essentiellement concentrée sur la dimension réceptive du processus. L’interprétation des textes devient un processus de construction des anticipations : au moment où nous nous immergeons dans l’écoute, ou dans la lecture, du texte inconnu, nous formulons une hypothèse au sujet de ce à quoi nous sommes en train d’assister ; et nous cherchons à anticiper la suite, pour mieux comprendre, par rétroaction, ce qui est en train d’arriver. Nous pouvons par exemple nous demander : la figure qui est en train de se former dans le dessin mélodique est-elle une figure de type A, ou de type B ? Et ce solide schéma rythmique, prévoit-il une conclusion en forme de X, ou en forme de Y ? Ceux des compositeurs qui connaissent ces mécanismes-là, sont aussi ceux qui écrivent leurs partitions de manière à jouer avec les tensions et avec les attentes du lecteur. Meyer propose une théorie sur le fonctionnement sémantique de la musique, dans lequel c’est précisément ce jeu de renvois qui construit la signification du morceau. Ces structures, qui créent un certain type d’expectatives, créent une tension vers une résolution congruente, qui peut être ensuite réalisée aussi bien qu’infirmée. En ce sens, on peut affirmer qu’une séquence de sons signifie sa propre continuation hypothétique, et que notre propre implication d’auditeurs est déterminée par la savante disposition de traces allusives et de résolutions efficaces de la partition.

Ainsi, la découverte d’un texte inconnu consiste en une enquête active, au plein sens du terme ; et, à titre de lecteurs, nous sommes constamment dans l’attente d’indices qui nous fassent corriger notre trajectoire. Il s’agit d’un travail créatif, d’une activité de production du sens, qui choisit de privilégier certaines connexions ou de « boucher » certains trous, suivant un modèle lui-même en cours de construction. Et, à cette activité, se trouve associé un « parcours passionnel », un mouvement émotif, qui anticipe aussi sur le moment euphorique où les divers indices concourront à nous révéler l’existence d’une forme. Nous commençons à mettre ensemble les données à disposition, pour nous rendre compte qu’il existe une trace sous-jacente, peut-être même une structure, qui se révélera graduellement, entre coups de théâtre et révélations équivoques. Même les éléments inconnus ou trompeurs font partie du jeu où nous immerge le texte. Leur improbabilité apparente (qui, en théorie, les charge de beaucoup d’information, comme on a vu), pourra être atténuée par la suite, avec des signes ultérieurs de « renforts » sémantiques ; ou alors, au contraire, maintenue dans l’incertitude, sinon carrément renvoyée à l’état de pur jeu aléatoire. La part la plus menaçante de cet inconnu, l’étrangeté, le non-conforme, n’est elle-même rien d’autre qu’une bifurcation, un élément renvoyant à une forme latente, qui pour l’instant ne se verra pas activée. Peut-être le sera-t-elle plus tard, ou peut-être jamais : cela, nous le découvrirons par la lecture elle-même. Pendant toute sa durée, le texte nous obligera à naviguer à vue, et ce jusqu’à sa conclusion, après quoi nous pourrons momentanément jeter l’ancre dans des eaux calmes.

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Le sens à contre-courant

Le discours musical est solidement ancré au temps. Dans le temps, la musique se déploie, et existe concrètement. Et, attendu que le futur est peut-être la forme la plus inéludable de l’inconnu, nous pouvons, de l’exemple musical, tirer d’autres pistes intéressantes de réflexion. Nous ne sommes pas en mesure d’analyser un morceau musical dans l’immédiat, comme fait l’algorithme de Spotify, qui lit et classe un flux musical dans un temps indéfiniment présent. Pour jouir d’une œuvre musicale, nous devons traverser sa durée, et en passer par le parcours passionnel que nous impose le morceau. En définitive, on ne peut réellement affirmer avoir écouté un morceau musical, avant d’être arrivé à sa conclusion. Ceci, pas seulement parce qu’il s’agirait d’une écoute partielle, mais parce que le moment de la conclusion projette l’œuvre dans une dimension nouvelle, où le sens de la musique change. Si, dans un premier temps, notre écoute suivait l’évolution d’un discours solidement arrimé au cours du temps, une fois arrivée à la conclusion, notre pensée analytique commence à fermer les hypothèses, et s’apprête inéluctablement à parcourir à rebours ce qui vient à peine d’être écouté. « C’était donc à ça que cette énigmatique introduction faisait allusion ! », se dit-on alors, après avoir découvert quels développements on subi les matériaux qu’on avait entendus au début. Une fois que le texte s’est décliné en entier, l’interprétation change de sens. Le morceau émerge du cours du temps, et entre dans une constellation sémantique dans laquelle, comme à contre-courant, on peut en retracer la signification ; et, pour finir, mettre à loisir ses diverses parties en relation, comme si l’on contemplait un tableau. Ou presque : la fascination exercée par la musique résidant précisément dans son insaisissabilité, et il n’est pas de constellation sémiotique qui puisse restituer le crescendo émotif d’une véritable écoute.


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Tensions à sens unique.

Est-il dès lors possible d’analyser un tel crescendo émotif en le décomptant en bits, ou alors en le retournant pour le parcourir à l’envers ? Henri Bergson nous dirait qu’on peut certes procéder à une telle opération, mais qu’il faut toujours avoir en mémoire le seconde grand principe de la thermodynamique. En fait, il n’existe pas de transformation réellement réversible, et donc nous n’aurons jamais sous les yeux un processus identique à un autre.

Dans le même ordre d’idées, selon Bergson, la vie de la conscience ne peut être analysée en étant décomposée en « atomes psychiques », par exemple quand nous essayons d’isoler analytiquement les processus logiques de l’intelligence. La vie de la conscience peut seulement être objet de l’intuition, autrement de la « sympathie qui nous transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce que ce dernier a d’unique. » (Bergson, 1903). Une approche similaire s’applique au concept de temps. Si, depuis Aristote, le temps est communément identifié à une succession spatiale d’instants distincts, somme d’un ensemble qualitativement homogène de quantités définies, en revanche, le temps intuitif de Bergson se donne à la conscience comme un continuum, à l’intérieur duquel coexistent des myriades de différents éléments qualitatifs. Pour la vie de la conscience, le temps n’est pas un rapport numérique et quantitatif, où la nature qualitative de chaque instant est insignifiante, comme il arrive dans les équations de la mécanique. Il existe tout un ordre de réalité intuitive qui échappe à la conscience de type mathématique, puisqu’elle dure dans le temps.

Revenons alors à notre moment de tension vers l’inconnu, dans l’attente du prochain bit. La pertinence de l’approche qualitative nous saute à l’esprit, quand Bergson se concentre sur la perception de la grâce dans le mouvement corporel. Défini, initialement, comme perception d’une certaine désinvolture et d’une certaine spontanéité dans le mouvement, le concept de grâce revêt une tout autre profondeur à partir du moment où l’on constate ceci : les mouvements les plus gracieux sont ceux qui se préparent les uns les autres, ceux qui se laissent prévoir, ou, mieux encore, ceux qui laissent deviner, indiqués et préformés dans les attitudes présentes, les attitudes futures. A l’inverse, si les mouvements brusques sont autant privés de grâce, ceci est dû au fait que chacun d’eux appert autonome, et ne préfigure pas ceux qui vont lui succéder. La ligne de la grâce, courbe par définition, change, elle aussi, de direction à chaque instant ; mais, dans son cas, cette nouvelle direction est toujours déjà indiquée dans celle qui l’avait précédée.

« La perception d’une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir d’arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l’avenir dans le présent. Un troisième élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C’est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l’artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l’attitude qu’il va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication (…) Il entrera donc dans le sentiment du gracieux alors une espèce de sympathie physique. » (Bergson, 1889).

Dans la philosophie bergsonienne, au cœur de la pensée sur les « états de conscience », cette sympathie physique va au-delà de la métaphore ; en présence de plusieurs plaisirs conçus par l’intelligence, affirme Bergson, notre corps s’oriente spontanément vers l’un d’eux, comme dans une action réflexe. Ainsi, quand nous imaginons une cantatrice produisant un aigu, et que nous essayons d’analyser avec attention quelle est notre idée d’une note aiguë, nous finissons par penser à l’effort, plus ou moins grand, que le muscle tenseur de nos cordes vocales devrait faire pour reproduire la note en question. Il s’agit, en somme, de cas où c’est notre corps qui guide nos tensions interprétatives. Et quand le mécanisme fonctionne, c’est presque « comme si » la nouvelle information « nous obéissait ».

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Corps à corps avec l’inconnu

Dans les années soixante du siècle précédant le nôtre, Alfred Schutz insistait souvent sur le point suivant : la relation entre spectateur et compositeur est fondée sur le fait que le spectateur d’un morceau musical participe aux expériences de celui qui a créé l’œuvre, et, dans une certaine mesure, les recréé lui-même, selon un processus voisin de celui de la sympathie tel que le décrit Bergson. Le flux des sons qui s’écoulent dans le temps constitue un ordre doté de signification, tant pour le compositeur que pour le spectateur, dans la mesure où il évoque une action réciproque de souvenirs, de rétentions, de protentions et d’anticipations qui entrent en relation avec les éléments successifs du morceau. Pour Schutz, ce type de relation n’est pas confiné à la seule dimension psychique. En fait, d’un côté, il y a le temps interne, une dimension dans laquelle chaque exécution recréé, pour ainsi dire pas à pas, la pensée musicale du compositeur, et à travers laquelle il se trouve en outre « connecté » à l’auditeur. En revanche, de l’autre côté, faire de la musique ensemble est un événement du temps externe, qui présuppose aussi bien une relation face à face, corps à corps, c’est-à-dire une communauté d’espace entre musiciens et auditeurs, et c’est cette dimension qui unit les divers flux de temps interne, et garantit leur synchronisation dans le présent « vivant ». La relation est basée sur la répartition réciproque des flux expérientiels de l’autre, vivant le présent en commun, et [esperendo] cette communauté comme un « nous ». C’est seulement à l’intérieur de cette expérience que la conduite de l’autre acquiert de la signification pour un interlocuteur « synchronisé ».

Comme le disait Bergson, pour évaluer un sentiment de manière appropriée, il est nécessaire d’être passé par toutes les phases de ce sentiment lui-même, et d’en avoir expérimenté la durée. Une citation communément attribuée à Johannes Brahms semble illustrer, à point nommé, ce phénomène : « Si je veux écouter une belle exécution de Don Giovanni, je m’allume un bon cigare et je m’allonge sur le divan. » On peut supposer que ce que voulait dire Brahms en substance, c’est qu’en s’astreignant à rejouer mentalement le Don Giovanni, en se mettant à ses aises dans son divan et en s’allumant un bon cigare, c’est qu’à proportion même de sa connaissance de l’opéra en question (assez pour pouvoir s’en « réciter » l’interprétation la plus plaisante possible), il devra en tout état de cause le rejouer dans la même durée. Mais ce n’est peut-être pas tout : il n’est pas à exclure que, depuis son confortable divan, Brahms doive aussi bien imaginer un « nous », reconstruire une intersubjectivité avec ses musiciens, peut-être même avec un public qui le suit attentivement.

Le texte inconnu n’est donc jamais totalement étranger : notre propre activité d’interprètes nous porte, depuis le premier bit, à engager une interaction, un corps à corps, qui nous rapproche plus que jamais l’un de l’autre. Et voilà que la « quantité d’information » contenue dans le prochain bit devient la composante d’un jeu de contrastes et de tensions, sur laquelle s’organise la danse sémiotique. L’alternance des indices, des attentes et des révélations nous conduit à des moments de totale sympathie, où nous sommes si solidement rivés au rythme, que nous pouvons en pressentir le moindre mouvement, comme s’il était le nôtre. Le texte inconnu est donc une promesse, la promesse d’un parcours qui tendra à coïncider avec notre vie elle-même.


Bibliographie

Bergson, Henri

1889 Essai surles donnéesimmédiates de la conscience.

1903 Introduction à la métaphysique.


Meyer, Leonard

1956 Emotion and meaning in music, Chicago, The University of Chicago Press.


Shannon, C.E.

1948 “A Mathematical Theory of Communication”, Bell System Technical Journal, n. 27, pp. 379–423 & 623–656.


Schutz, Alfred

1964 “Making Music Together” [1951] in CollectedPapers II: Studies in Social

Theory, DenHaag, MartinusNijhoff.

1976 “Fragments on the Phenomenology of Music” [1944], in F.J. Smith (a cura di), In Search of Musical Method, New York, Gordon&Breach.





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Michele Pedrazzi

Michele Pedrazzi

is a media artist and musician born in Verona, Italy, currently living in Berlin. He holds an M.A. in electronic music from the Conservatory of Bolzano and a Ph.D. in semiotics from Umberto Eco’s SSSUB in Bologna, with a thesis on improvisation in music. He has worked as media designer in Italy and Germany with Studio Azzurro, N!03, Teatro del Suono, Asteria, id3d-berlin, and Beier+Wellach. His published music includes Three Diamond Ohms (Phonoethics, 2013), OU (Aut Records, 2015, with Filipe Dias De) and work with the band Toxydoll (Aut Records, 2017).