D’où viennent et où mènent les sentiers battus du cœur ?

Alexander Kluge, Gerhard Richter

26 décembre 2004
LA SAINT-ÉTIENNE. NOËL, UNE FORCE VENGERESSE

in: Décembre, p. 82 – 84

26 décembre 2004 : LA SAINT-ÉTIENNE. NOËL, UNE FORCE VENGERESSE. Les masses d’eau qui noient un continent, ne viennent pas en raz-de-marée. Elles ne viennent pas du bord de mer, elles ne s’abattent pas du ciel sur nous en trombes d’eau. Elles s’abattent en un déluge de boue sur nous et nos maisons. On ne peut ni nager ni plonger dedans. Elles déferlent trop vite pour qu’on puisse s’enfuir, car elles viennent par tous les côtés. Voyez comme cette colline mouvante, cette masse montagneuse, se déplace lentement en comparaison. Les torrents à sa surface et sur les côtés sont comme qui dirait les coursiers des eaux. Comme ils ont vite fait de se réunir, ces monstres ! Dévalant les flancs de montagne, ils accroissent leur force et leur masse, à mesure que leurs renforts augmentent la pression. C’est ainsi que la gadoue et la boue – contre lesquelles ne servent pas plus les digues et les palissades que les velléités de S’ENFUIR ou SE SAUVER À LA NAGE –, nous submergent, nous indiens, blancs, païens et chrétiens. Rien de bon n’est enfoui dans cette masse bourbeuse, qui semble abandonnée de Dieu, voire de tous les dieux.

Ils étaient quelques milliers à avoir fui en direction de la côte. Des navires de guerre ouvraient leur cale arrière, accueillant dans leurs gueules magnanimes ceux qui accouraient parmi les flots marins en tumulte. La mer n’a aucun mal à stopper les coulées de boue.
La catastrophe n’ayant touché que cette partie d’un seul continent, quand la planète en compte cinq, l’ensemble n’en fut pas ébranlé. Des maisons, des autos, des hommes furent balayés par les eaux. Impossible de célébrer le moindre deuil. L’événement a ébranlé l’océan Pacifique plus violemment que le cœur de l’Humanité, qui bat au rythme de cette inertie commune aux muscles de l’individu, tant qu’il est en bonne santé. Une secousse à la semaine, une série de mesures d’urgence, des annonces, un afflux de dons.

On poursuivait les recherches dans ce désert de fange. On évacuait par voie aérienne des familles réfugiées sur les toits émergeant du bourbier, pour les emmener à l’enregistrement. Dans les caves, sur les toits terrasses (dans ce pays, il fait chaud les jours d’hiver), ceux qui n’avaient été frappés qu’à demi installaient des campements aux marges du malheur. Des préfets de police visitaient le « paysage ». Les emblèmes du fils de Dieu ne tardèrent pas à réapparaître : sapins, décorations, guirlandes enroulées aux branches des sapins.

À quoi ça tient ? s’enquit Don Peterson, spécialiste de l’­Amérique du Sud. D’où vient cette ténacité qui pousse la planète christianisée à toujours célébrer de nouveau cette fête ? Incoercible et non, comme le prétendit un temps la recherche, générée par la froide nuit de l’hiver nordique. Ne l’explique pas plus la Nouvelle venue de Bethléem, il y a deux mille ans ; du point de vue de la recherche : une erreur d’acheminement. D’OÙ VIENNENT ET OÙ MÈNENT LES SENTIERS BATTUS DU CŒUR ? Est-ce la quittance des dieux ? Cette force émane-t-elle des indiens qui disent : Oui, on a pu nous massacrer, nous terroriser ; mais chaque catastrophe atteste que, si nous n’avons pas survécu, vous ne survivrez pas plus que nous ; il existe un signe ÉGAL parmi les éléments. Il y aura un grand chambardeur pour survivre à votre chambardeur (violeurs, crucificateurs, marchands, incendiaires meurtriers, comptables).
Que peut la comptabilité contre une masse bourbeuse, si celle-ci est d’importance suffisante et survient par surprise ? Que signifie la soudaine apparition de cette verdure, avant même que soient rétablies d’autres conditions de vie élémentaires (eau, électricité, nourriture), au regard du sentiment de puissance des Hommes? Se sentiraient-ils parents de l’élément destructeur, un tohu-bohu contre lequel on ne peut rien, oui, percevraient-ils une FORCE VENGERESSE, qui, si elle émanait d’eux, ne manquerait pas de les effrayer ?

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Alexander Kluge

Alexander Kluge

est un réalisateur, producteur de télévision, écrivain et scénariste. Considéré comme l’un des représentants majeurs du Nouveau Cinéma allemand (années 1960-1970), il a par ailleurs obtenu en 2003 le prix Georg Büchner pour l’ensemble de son œuvre littéraire.

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Décembre

Traduit par Hilda Inderwildi et Vincent Pauval

broché, 128 pages

Réunis à Sils Maria pour une soirée de nouvel an, le peintre Gerhard Richter et l’écrivain Alexander Kluge découvrent leur « parenté de temps » : nés tous les deux en février 1932, ils entrent de concert dans un siècle qu’ils parcourront chacun d’une façon singulière. Fruit de cette rencontre, Décembre met en regard 39 histoires et 39 photographies en lien avec ce mois. Dans un style incisif dont l’ironie confine parfois au cynisme, Kluge mêle anecdotes amusantes et récits absurdes, détails glaçants et démonstrations fatalistes, qui alternent avec les photographies enneigées – des paysages de haute montagne aussi familiers qu’inquiétants – de Richter. L’ouvrage propose une nouvelle facette de l’artiste à qui une rétrospective a récemment été consacrée au Centre Pompidou, ainsi qu’un almanach du siècle rédigé par un écrivain et réalisateur incontournable en Allemagne.