Des Caughnawagas

Joseph Mitchell

Les Mohawks sur les hauteurs d’acier

in: Le Merveilleux saloon de McSorley. Récits New-yorkais, p. 379 – 412

Les plus lestes des Indiens d’Amérique du Nord appartiennent à une bande de sang-mêlé Mohawks originaires de la Réserve Caughnawaga, sur les bord du fleuve Saint-Laurent, au Québec. On les appelle en général les Caughnawagas. Autrefois on les appelait les Mohawks chrétiens ou les Mohawks qui prient. Ils sont trois mille, dont au moins six cent cinquante passent plus de temps dans les villes des États-Unis un peu partout que dans leur réserve. Certains sont aussi remuants que des gitans. Il n’est pas inhabituel de voir une famille verrouiller sa maison, laisser la clé chez un voisin, monter en voiture et partir pour des années. Il existe des colonies de Caughnawagas à Brooklyn, Buffalo et Detroit. La plus grande colonie est à Brooklyn, dans le quartier de North Gowanus. Elle s’y est établie à la fin des années vingt, comprend environ quatre cents hommes, femmes et enfants, continue de grandir et semble devenir permanente. Quelques familles ont acheté des maisons. Le pasteur d’une des églises du quartier, le temple presbytérien de Cuyler, a appris le dialecte mohawk et la langue iroquoise, il y dirige un service une fois par mois et l’église a élu un Caughnawaga au conseil des diacres. Des mariages ont été célébrés entre des Caughnawagas et des membres d’autres groupes du quartier. Autrefois, les femmes caughnawagas avaient eu du mal à trouver une marque de farine de maïs (Quaker White Enriched and Degerminated) qu’elles aiment utiliser pour préparer le ka-na-ta-rok, ou pain bouilli indien ; toutes les épiceries de North Gowanus, même les petites épiceries italiennes l’ont aujourd’hui en stock. Un saloon, le Nevins Bar & Grill, est devenu un repaire de Caughnawagas et est connu dans le quartier sous le nom de Banque indienne ; les soirs du week-end, les deux tiers des clients sont des Caughnawagas ; afin de les encourager à venir, on y trouve une ale et deux bières de Montréal. On entend souvent dire dans ce groupe que Brooklyn est le centre-ville de Caughnawaga.

La réserve de Caughnawaga se trouve sur la rive sud du Saint-Laurent, un peu en amont des rapides de Lachine. Elle est à quinze kilomètres en amont de Montréal, qui est située sur la rive nord. En bus, elle est à une demi-heure de Dominion Square, le centre de Montréal. La réserve n’est pas grande. C’est une étendue de terres cultivées, de marécages et de broussailles en forme de demi-lune qui longe le fleuve sur treize kilomètres et mesure six kilomètres dans sa plus grande largeur. Sur l’autre rive, plus au moins au milieu, se trouve un village éparpillé également nommé Caughnawaga. Seuls quelques-uns des Caughnawagas sont agriculteurs. La majorité habite dans le village et loue ses terres à des Canadiens français et parle du reste du terrain comme de « la brousse ». La route de Montréal à Malone, État de New York, traverse le village de Caughnawaga. C’est la rue principale. On y trouve une cinquantaine de maisons ordinaires en bois, le bureau de l’Agent de l’Indian Affairs Branch du gouvernement canadien, l’église protestante (qui fait partie de l’Église Unie du Canada), l’école protestante et plusieurs épiceries et stations-service appartenant à des Indiens. Les boutiques sont le lieu de rassemblement des vieillards du village. Dans chacune d’entre elles il y a des chaises, des caisses et des tonnelets de clous sur lesquels les vieillards sont assis toute la journée ; ils fument, mangent des confiseries et prononcent quelques mots de temps en temps, en général en mohawk. Dans les cours à l’avant d’une demi-douzaine de maisons se trouvent des baraques délabrées présentant des souvenirs – poupées amérindiennes, mocassins, paniers en herbe, sacs à main en perles, ceintures en perles, bracelets de montre en perles, et pelotes à épingles sur lesquelles est écrit « Chère Maman », « Home Sweet Home » et « Je t’aime » et autres phrases en perles. Dans une cour, entre deux totems, se dresse un immense tepee en écorce d’orme muni d’un panneau où l’on peut lire : « Arrêtez-vous ! & venez parlementer avec moi. Chef White Eagle. Sorcier indien. Herbages Indiens. » Excepté pour les occasions cérémonielles et les spectacles, quand ils s’habillent en peau de daim à franges et perles et mettent une coiffure en plumes, les Caughnawagas s’habillent comme les autres Canadiens et, s’il n’y avait pas ces boutiques devant les maisons, la plupart des automobilistes ne se rendraient pas compte qu’ils traversent un village indien. Un groupe de Caughnawagas à l’air aussi indien que possible ; ils ont des pommettes hautes et un nez en saillie, ils ont des yeux tristes, perspicaces et marron, leur chevelure est raide et noir de jais, leur peau est lisse et cuivrée, et ils ont la même démarche magnifique et droite, menton levé que les gitans. Le sang blanc, néanmoins a troublé l’indianité de la majorité d’entre eux ; certains ont l’air vaguement mais indubitablement indien, d’autres n’ont l’air indien qu’une fois qu’on a examiné leur visage pour y trouver des caractéristiques indiennes, et d’autres n’ont absolument pas l’air indien. Physiquement, il existe deux types ; le premier, le plus commun, est épais, charnu, avec un visage large, l’autre est grand, osseux avec une longue tête. Quelques jeunes Caughnawagas ont étudié un peu le passé indien à l’école et ils désapprouvent les boutiques dans les cours. Ils désapprouvent particulièrement le tepee de Chef White Eagle ; ils ont l’impression que cela donne immédiatement une fausse idée des Caughnawagas aux visiteurs. Pour commencer, les anciens Mohawks ne vivaient pas dans des tepees mais dans des maisons communautaires en tronc et écorces appelées longues maisons, et ils ne fabriquaient pas de totems. En outre, il n’y a pas eu de chef à Caughnawaga, excepté ceux qui se sont nommés eux-mêmes, depuis 1890. De plus, s’il est vrai que tous les Caughnawagas ont des noms indiens, dont bon nombre sont plus exotiques que White Eagle, rares sont ceux qui s’en servent en dehors de leur cercle proche, et ceux qui s’en servent les font toujours précéder de leur prénom : John Goodleaf, Tom Tworivers et Dominick Twoax en sont des exemples. Les Caughnawagas ont découvert depuis longtemps que les Blancs ont tendance à voir les noms indiens, traduits ou non, comme humoristiques. Lors de leurs relations avec les Blancs, quatre-vingt-quinze pour cent d’entre eux utilisent leurs noms blancs et ils le font depuis des générations. La plupart de ces noms sont des noms ordinaires anglais, écossais, irlandais ou français, dont certains datent des mariages avec les premiers colonisateurs. Les noms des principales familles et des plus anciennes sont Jacobs, Williams, Rice, McComber, Tarbell, Stacey, Diabo (D’Ailleboust à l’origine), Montour, De Lisle, Beauvais et Lahache. Les prénoms les plus fréquents sont Joe, John et Angus, Mary, Annie et Josie.

De chaque côté de la route s’étend un labyrinthe d’allées, certaines en terre, en gravier ou encore pavées. Certaines sont rectilignes et d’autres sinueuses. Les maisons qui les longent sont plus anciennes que celles de la route, de la cabane en rondins à la maison en pierre avec des ailes et des appentis en bois ; dans une maison peuvent vivre trois ou quatre générations de la même famille. Dans les cours il y a des potagers, des pommiers, des érables à sucre, des tas de ferraille provenant de voitures, des groupes de remises, en général un garage, des toilettes extérieures, un poulailler et une écurie. Les grandes familles ont une ou deux vaches et un vieux cheval de trait ; les Canadiens français qui louent les terres agricoles de la réserve vendent aux villageois tous leurs chevaux âgés. Les habitations de Caughnawaga ont toutes l’électricité, plus ou moins toutes les familles ont une radio et quelques-unes ont le téléphone, mais il n’y a pas de réseau de distribution d’eau. L’eau potable pour boire et cuisiner est tirée aux pompes publiques – le vieux système fermé avec un très long levier – installées ici et là dans les allées. L’eau pour la lessive et les bains est prise dans le fleuve et transportée en tonneaux, c’est pour cet usage qu’ils ont des chevaux. Ils s’en servent également pour aller chercher du bois de chauffage et les enfants les montent. Presque tous les matins, les vaches et les chevaux sont emmenés dans des pâturages communaux aux alentours du village. Quelques-uns baguenaudent toujours pendant la journée et se promènent librement dans le village.

L’allée la plus fréquentée est celle qui longe le fleuve. On y trouve la poste de la réserve, l’église catholique, une salle paroissiale nommée Kateri Hall et un petit hôpital catholique. La poste est installée dans le salon de la maison de Frank McDonald Jacobs, le patriarche du groupe. Une de ses filles, Veronica Jacobs, est receveuse des postes. L’église, Saint-François-Xavier, est le plus grand bâtiment du village. Elle a cent ans, a été construite en pierres de taille de diverses teintes de gris et argent, et la croix en haut de sa flèche est surmontée par une girouette dorée. C’est une église de mission jésuite ; devant l’autel, du fait d’une autorisation ancienne, les messes sont dites en mohawk. L’été, des cars de touristes venus de Montréal s’arrêtent régulièrement à Saint-François-Xavier et un spécialiste jésuite guide les touristes dans l’église et leur montre ses trésors, dont le plus précieux est un ensemble d’ossements de Kateri Tekakwitha, une vierge indienne qu’on appelle le Lys des Mohawks et qui est morte à Caughnawaga en 1680. Les vieux ossements sont posés sur un coussin en soie moirée dans un coffret à couvercle en verre. Les malades et les infirmes viennent en pèlerinage à l’église et prient devant ces reliques. Une brochure éditée par l’église affirme que des personnes atteintes de diverses maladies, y compris de cancer, ont été guéries grâce à l’intercession de Kateri. Kateri est vénérée du fait des nombreuses pénitences qu’elles s’est imposée ; selon les souvenirs de missionnaires qui l’avaient connue, elle portait des chaînes de fer, se couchait sur des ronces, se fouettait jusqu’au sang, se plongeait dans l’eau glacée, marchait pieds nus dans la neige et jeûnait presque continuellement.

Sur une colline dans la partie sud du village se trouvent deux cimetières herbeux. Le premier, catholique, est de loin le plus grand. L’autre est pour les protestants et les païens. Autrefois, tous les Caughnawagas étaient catholiques. Depuis les années vingt, cependant, quelques-uns se sont dirigés chaque année vers d’autres confessions. Aujourd’hui, selon le recensement du gouvernement canadien, 2 682 sont catholiques, 251 appartiennent à diverses dénominations protestantes et 77 sont païens. Les soi-disant païens – ils n’aiment pas le mot et préfèrent dire qu’ils font partie du peuple aux longues maisons – appartiennent à une ancienne religion appelée l’Ancien Chemin ou la Révélation de Handsome Lake. Leur prophète, Handsome Lake, était un Sénéca qui, en 1799, après de nombreuses années d’ivresse, eut une vision au cours de laquelle les esprits d’en haut s’adressèrent à lui. Il se réforma et passa les quinze dernières années de sa vie comme prédicateur itinérant dans les villages indiens du nord de l’État de New York. Dans ses sermons, il rapportait des histoires, des avertissements et des préceptes que, selon lui, les esprits lui avaient révélés. Nombre d’entre eux ont été transmis oralement et constituent l’évangile de la religion ; quelques hommes à chaque génération – on les appelle « les gardiens du bon message » – les apprennent par cœur. Les préceptes sont d’une grande simplicité. Un exemple est le bref précepte suivant concernant les péchés des parents : « Il arrive souvent que des parents aient des disputes colériques à portée d’ouïe d’un nouveau-né. L’enfant entend et comprend les paroles de colère. Il se sent perdu et seul. Il ne voit aucun avenir de bonheur. Ceci est un grand péché. » Au cours du dix-neuvième siècle, la religion de Handsome Lake s’est étendue à toutes les réserves iroquoises des États-Unis et du Canada à l’exception de Caughnawaga. Elle n’a atteint Caughnawaga qu’immédiatement après la Première Guerre mondiale et, malgré l’opposition des catholiques et des protestants, les gens ont pu la pratiquer ouvertement à partir de 1927. Les disciples de Handsome Lake se réunissent dans des bâtiments cérémoniels qu’ils appellent des longues maisons. La longue maison de Caughnawaga a été construite sur la colline du cimetière. Elle ressemble à une école de campagne. C’est un édifice en bois très simple qui n’a qu’une seule salle et qui est entouré d’une barrière de barbelés. Plusieurs fois par an, à des dates déterminées par les phases de la lune, la montée de la sève dans les érables à sucre ou le mûrissement des fruits et des légumes, le peuple aux longues maisons s’assemble pour des festivals de remerciements, parmi lesquels citons le festival du milieu de l’hiver, le festival de remerciements à l’érable, le festival des fraises et le festival des haricots verts. Au cours des festivals, ils brûlent de petits tas de feuilles de tabac consacré, mangent un plat appelé soupe de maïs, confessent leurs péchés en public, chantent et dansent au son des hochets et des tambours. La fumée du tabac qui brûle est supposée monter jusqu’aux esprits. Le tabac sacré n’est pas acheté dans les magasins. C’est une variété de tabac connue sous le nom de Red Rose, une variété extrêmement âcre qui pousse à l’état sauvage dans certaines régions des États-Unis et du Canada. Le peuple aux longues maisons le fait pousser dans les potagers et les feuilles sont séchées au soleil. Les hochets des longues maisons sont des gourdes ou des carapaces de tortue serpentine avec des graines de maïs à l’intérieur, et les tambours sont des seaux en bois qui avaient contenu de la peinture pour écurie sur l’ouverture desquels a été tendu du cuir vert ou de vieilles chambres à air. Les catholiques et les protestants se plaignent du fait qu’après un festival des longues maisons tout le monde à la réserve est de mauvaise humeur.

Les Caughnawagas font partie des Indiens installés dans les réserves depuis très longtemps. Le groupe est apparu à la seconde moitié du dix-septième siècle, quand les missionnaires jésuites français convertirent entre cinquante et cent familles iroquoises d’une douzaine de villages aux longues maisons dans ce qui est maintenant la partie ouest et nord de l’État de New York, et les persuadèrent de se rendre au Québec pour s’installer dans une mission en avant-poste. Cet avant-poste était situé sur la rive du Saint-Laurent, en dessous des Rapides de Lachine. Les familles converties commencèrent à s’installer là vers 1668. Parmi elles se trouvaient des membres de toutes les tribus appartenant à la confédération iroquoise – Mohawks, Oneidas, Onondagas, Cayugas et Sénécas. Il y avait également quelques Hurons, Ériés et Ottawas qui avaient été capturés et adoptés par les Iroquois et vivaient avec eux dans les villages aux longues maisons. Comme les Mohawks formaient la grande majorité, les coutumes et le dialecte des Iroquois finirent par devenir les coutumes et la langue de tout le groupe. En 1676, accompagnés par deux jésuites, ils quittèrent l’avant-poste et remontèrent la rivière jusqu’au pied des rapides, où ils installèrent leur propre village, qu’ils appelèrent Ka-na-wá-ke, qui veut dire « aux rapides » en mohawk ; Caughnawaga est une orthographe plus tardive. Le village fut déplacé trois fois, chaque fois de quelques kilomètres et toujours en remontant la rivière. À chaque déplacement, ils ajoutaient à leurs terres. Le dernier déplacement, sur le site actuel du village de Caughnawaga, se fit en 1719. Les terres caughnawagas restèrent des terres de mission jusqu’en 1830. Cette année-là, le gouvernement canadien prit le contrôle de la plus grande partie de ces terres pour en faire une réserve exonérée d’impôts, et partagea le terrain en fermes pour chaque famille et en terrain communal pour servir aux générations suivantes. Au fil des années, la distribution de terrain communal s’est faite de plus en plus rare ; il n’en reste plus que cinq cents arpents ; selon la politique actuelle, tout membre mâle du groupe peut se voir accorder un quart d’arpent après son dix-huitième anniversaire à condition qu’il promette d’y construire une maison. Un Caughnawaga a le droit de louer ses terres à n’importe qui, mais il ne peut le vendre ou le donner qu’à un autre membre du groupe. Contrairement à beaucoup d’Indiens des réserves, les Caughnawagas sont toujours restés en grande partie maîtres de leurs décisions, tout d’abord par l’intermédiaire des chefs, dont chacun représentait plusieurs familles, qui allaient voir l’Agent indien pour lui faire part de leurs demandes et griefs, puis par l’intermédiaire d’un conseil tribal élu chaque année. Ce conseil comprend douze membres, il se réunit une fois par mois dans la salle paroissiale afin d’examiner certaines questions telles que les concessions de terrain communal, le secours aux nécessiteux et l’entretien des allées et des pompes. Ces décisions, une fois approuvées par le département des Affaires indiennes à Ottawa, sont automatiquement mises en œuvre par l’Agent.


Pendant les premières années du village de Caughnawaga, les hommes restèrent attachés aux anciennes façons des aborigènes iroquois pour gagner leur vie. Les jésuites tentèrent d’en faire des agriculteurs, mais sans y parvenir. L’été, pendant que les femmes s’occupaient de la ferme, les hommes pêchaient. À l’automne et en hiver, ils partaient chasser en groupe dans les bois de tout le territoire du Québec, retournant de temps en temps au village avec des canoës remplis de viande fumée de cerf, de viande d’orignal et d’ours. Puis, vers 1700, quelques jeunes gens de la première génération née à Caughnawaga se rendirent à Montréal pour travailler dans le commerce français de la fourrure. Ils conduisaient des canoës qui partaient en groupes jusqu’aux dépôts éloignés sur le Saint-Laurent et ses affluents pour apporter des biens de nécessité qu’ils échangeaient contre des fourrures. Ils aimaient ce travail – il était dur et dangereux – et ils recrutèrent d’autres personnes. Par la suite, pendant presque un siècle et demi, plus ou moins tous les jeunes gens du groupe partaient travailler dans un canoë de transport dès qu’ils en avaient la force, en général à partir de dix-sept ans. De 1830 à 1860, à mesure que le commerce de la fourrure diminuait dans le Bas-Canada, les hommes caughnawagas furent obligés de trouver d’autres emplois. Quelques-uns passèrent aux trains de bois et devinrent célèbres sur le Saint-Laurent pour leur habileté à conduire d’immenses trains de chênes et de pins dans les Rapides de Lachine. Ceux qui n’y parvenaient pas devinrent fermiers. D’autres fabriquaient des mocassins et des raquettes à neige qu’ils vendaient à des négociants de Montréal. Ceux qui connaissaient encore les anciennes danses mohawks descendirent aux États-Unis pour travailler dans les cirques ambulants ; les Caughnawagas furent parmi les premiers Indiens dans les cirques. Quelques-uns achetèrent des chevaux et des bogheis pour aller de ferme en ferme en Nouvelle-Angleterre l’été, pour vendre des médicaments – fortifiants, purges, liniments et remèdes pour les maladies féminines – que les vieilles femmes confectionnaient à partir de simples, de racines et de graines. Un bon nombre de Caughnawagas, déprimés et indolents, vivaient à Montréal, faisaient de petits boulots et buvaient du cognac bon marché.

En 1866, la vie à Caughnawaga changea brutalement. Au printemps de cette année-là, la Dominion Bridge Company commença la construction d’un pont cantilever d’une rive à l’autre du Saint-Laurent pour le Canadian Pacific Railroad ; il partait du village canadien français de Lachine sur la rive nord jusqu’à un point sur la rive sud un peu en dessous du village de Caughnawaga. La D.B.C. est la plus grande entreprise de construction de structures en fer et en acier du Canada ; elle est l’équivalent de la Bethlehem Steel Company aux États-Unis. Lorsque le Canadian Pacific Railroad et la D.B.C. obtinrent l’autorisation d’utiliser le terrain de la réserve pour une des butées du pont, ils promirent que, autant que possible, ils emploieraient des Caughnawagas sur le chantier.

Un administrateur de la D.B.C. a récemment écrit dans une lettre que « les archives de la compagnie concernant ce pont indiquent que notre accord concernait les Indiens, à qui nous donnerions des emplois de manœuvre pour décharger le matériel. Ils n’étaient pas satisfaits de cet accord et venaient travailler sur le pont lui-même chaque fois que l’occasion se présentait. Il était à peu près impossible de les en écarter. À mesure que le travail avançait, il est devenu évident pour tous ceux qui étaient concernés que les Indiens possédaient une qualité étrange : ils n’avaient aucune peur des hauteurs. Si on ne les surveillait pas, ils grimpaient sur les travées et se promenaient là-haut, aussi calmes et sereins que les plus coriaces de nos riveurs, dont la plupart, à l’époque étaient d’anciens de la marine à voile choisis tout particulièrement pour leur expérience à travailler dans la mâture. Ces Indiens étaient aussi agiles que des chèvres. Ils marchaient sur une poutre étroite très haute alors qu’il n’y avait rien entre eux et le fleuve, qui, à cet endroit, est plutôt tumultueux et horrible à regarder, et pour eux c’était exactement comme s’ils marchaient sur la terre ferme. Ils paraissaient ne pas être dérangés par le bruit des riveteuses, qui traverse le corps, rend souvent malade et suffit à donner le vertige aux nouveaux-venus dans la construction. Ils étaient très intéressés par le travail des riveurs et n’arrêtaient pas d’ennuyer les contremaîtres en leur demandant s’ils pouvaient s’y essayer. Il se trouve que c’est le travail le plus dangereux dans toute la construction, et le mieux payé. Peu d’hommes sont prêts à faire ce travail, ceux qui en sont capables sont encore plus rares et, les années où la construction marche bien, ils ne sont quelquefois pas assez nombreux. Nous avons décidé qu’il serait un avantage pour tout le monde de vérifier ce que ces Indiens pouvaient faire, nous en avons donc choisis quelques-uns, nous les avons formés un peu et il s’est trouvé que leur mettre des riveteuses entre les mains était aussi naturel qu’une omelette au jambon. En d’autres mots, ils étaient naturellement doués pour travailler sur les ponts. Nos archives ne nous disent pas combien d’entre eux nous avons formés sur ce pont. Selon la tradition de la compagnie, nous en aurions formé douze, ou suffisamment pour avoir trois équipes de riveurs. »

Lors de la construction de structures métalliques, qu’il s’agisse d’un pont ou d’un bâtiment, il existe trois divisions principales des ouvriers – les équipes qui érigent, les équipes qui installent et les équipes qui rivettent. L’acier arrive sur le chantier déjà découpé en colonnes, poutres et poutrelles de formes diverses ; les colonnes sont des pièces verticales tandis que les poutres et poutrelles sont horizontales. Chaque pièce comporte au moins deux types de trous qui ont été percés afin de recevoir les boulons et les rivets, et chaque pièce est marquée à la craie ou à la peinture d’un code qui indique où elle doit être placée dans la structure. À l’aide d’une grue ou d’un mât de charge, les hommes de l’équipe d’érection hissent les pièces en position et les joignent en introduisant des boulons dans quelques-uns des trous déjà percés ; ces boulons sont temporaires. Les hommes de l’équipe d’installation se mettent alors au travail, ils sont séparés en deux équipes, les monteurs et les boulonneurs. Les monteurs resserrent les pièces à l’aide de haubans et de tendeurs et s’assurent qu’elles sont d’aplomb. Les boulonneurs ajoutent des boulons temporaires. C’est alors qu’arrivent les équipes de riveurs ; une équipe d’érection et une équipe d’installation donneront du travail à plusieurs équipes de riveurs. Il y a quatre hommes dans une équipe de riveurs – un chauffeur, un frappeur, un teneur d’abattage et un riveur. Le chauffeur pose quelques planches en travers de deux poutres afin d’avoir une plateforme pour la forge volante à charbon dans laquelle il va chauffer les rivets. Les trois autres hommes suspendent un échafaudage de planches à l’aide de cordes sur l’acier dont ils sont chargés. Il y a en général six planches de cinq par vingt-cinq centimètres dans un échafaudage, trois de chaque côté de l’acier, ce qui laisse juste assez de place pour travailler ; un faux pas et c’est au revoir mon bonhomme. Les trois hommes s’installent avec leurs outils et prennent position sur l’échafaudage ; le plus souvent le frappeur et le teneur d’un côté tandis que le riveur est debout ou à genoux de l’autre côté. Le chauffeur, sur sa plateforme, saisit avec des pinces dans le charbon de sa forge un rivet chauffé au rouge et le lance au teneur, qui l’attrape dans une boîte en métal. À cette étape, le rivet a la forme d’un champignon ; il a une tête et une tige. Entre-temps, le frappeur a dévissé un des boulons temporaires qui maintienent ensemble deux pièces d’acier, et a laissé le trou vide. Le teneur saisit le rivet dans sa boîte, l’enfonce dans le trou et l’y pousse jusqu’à ce que la tête soit à ras avec l’acier de son côté et que la tige dépasse de l’autre côté, celui du riveur. Le teneur s’écarte. Le frappeur installe un outil appelé turc sur la tête du rivet et le maintient en place pour soutenir le rivet. Le riveur appuie alors la bouterolle de son marteau pneumatique sur la tige du rivet qui dépasse, encore chauffée au rouge et malléable, met le marteau en marche et forme une tête sur le rivet. Cette opération est répétée jusqu’à ce que tous les trous qui peuvent être atteints depuis l’échafaudage soient rivetés. L’échafaudage est alors déplacé. La plateforme du chauffeur reste en place jusqu’à ce que tout le travail qui peut être fait dans un rayon de dix à quinze mètres soit terminé, les hommes sur l’échafaudage savent que le travail de chacun est interchangeable ; le travail du riveur secoue le corps et est très énervant, donc, de temps en temps, un des autres membres le remplace un moment. Avant l’époque des marteaux pneumatiques, le riveur se servait de deux outils, une bouterolle et un marteau à devant ; il posait la bouterolle sur la tige du rivet chauffé au rouge et la frappait avec le marteau jusqu’à écraser la tige pour en faire une tête.

Quand la D.B.C. a eu terminé le Canadian Pacific Bridge, elle a commencé le travail sur un pont à bascule qui porte aujourd’hui le nom de Soo Bridge et qui traverse deux canaux et une rivière afin de relier les villes jumelles de Sault Ste. Mary, Ontario, et Sault Ste. Mary, Michigan. Ce travail a duré deux ans. Le vieux Mr. Jacobs, le patriarche de l’équipe, dit que les équipes de riveurs de Caughnawaga sont passées directement du Canadian Pacific au Soo Bridge et que chaque équipe a emmené un apprenti. Mr. Jacobs a plus de quatre-vingts ans. Dans sa jeunesse, il faisait partie d’une équipe de riveurs ; à partir de la quarantaine, il a été successivement représentant pour un épicier en gros de Montréal, enseignant dans la réserve et militant pour la cause de l’éducation obligatoire des Indiens. « Les jeunes Indiens ont transformé le Soo Bridge en un lycée, explique-t-il. Leur façon de faire était la suivante : dès qu’un apprenti était formé, ils demandaient qu’on en envoie un autre de la réserve. Au bout d’un moment, il y avait assez de nouveaux riveurs pour faire une autre équipe indienne. Quand la nouvelle équipe avait été organisée, il y avait une réorganisation – deux hommes des anciennes équipes entraient dans la nouvelle équipe et deux nouveaux allaient dans l’ancienne équipe ; les vieux faisaient équilibre avec les nouveaux. » Cette prolifération a continué à l’occasion de nouveaux chantiers et, en 1907, il y avait plus de soixante-dix ouvriers qualifiés pour la construction des ponts dans le groupe Caughnawaga. Le 29 août 1907, pendant la construction du Pont de Québec, qui traverse le Saint-Laurent à quinze kilomètres au nord de la ville de Québec, une travée s’est effondrée, tuant quatre-vingt-seize hommes, dont trente-cinq Caughnawagas. Dans le groupe, on parle toujours de cet événement comme de « la catastrophe ».

« Les gens ont pensé que la catastrophe allait éloigner les Indiens de la construction métallique pour de bon, dit Mr. Jacobs. Au contraire, l’effet d’ensemble de l’événement a été de rendre l’acier en hauteur bien plus intéressant pour eux. Ils étaient fiers d’être capables de faire un travail aussi dangereux. Jusqu’alors, la majorité d’entre eux ne pensaient pas que c’était plus dangereux que les trains de bois. Cela faisait aussi d’eux les hommes les plus recherchés de la réserve. Les petits garçons de Caughnawaga admiraient les hommes qui allaient travailler l’été dans les cirques, qui dansaient et poussaient des cris de guerre dans tous les États, revenaient se terrer dans la réserve en hiver en buvant du whiskey et en se vantant. Voilà ce qu’ils voulaient faire. Soit cela, soit travailler sur les trains de bois. Après la catastrophe, ils ont changé d’idée – ils voulaient tous aller travailler tout en haut dans les structures métalliques. La catastrophe a porté un coup terrible aux femmes. La première chose qu’elles ont faite a été de rassembler une somme d’argent pour ériger un crucifix grandeur nature à suspendre au-dessus de l’autel de Saint-François-Xavier. Elles l’ont fait pour montrer leur résignation chrétienne. Par la suite, elles ont persuadé les hommes de se séparer et de s’éparpiller. C’est-à-dire qu’elles ne voulaient plus que toutes les équipes travaillent sur un seul pont, car, si un accident survenait, la moitié des jeunes femmes de la réserve pourraient se retrouver veuves. Quelques équipes allaient travailler sur un pont et quelques équipes sur un autre pont. Il n’y a bientôt plus eu assez de travail sur les ponts, et les équipes se sont mises à travailler sur tous les types de structures métalliques – usines, immeubles de bureaux, grands magasins, hôpitaux, hôtels, immeubles d’appartements, écoles, brasseries, distilleries, centrales électriques, jetées, gares, silo à céréales, tout et n’importe quoi. Au bout de quelques années, dans toutes les structures métalliques qu’on érigeait au Canada, il y avait des Indiens. Puis le Canada est devenu trop petit et ils ont commencé à traverser la frontière. Ils se sont mis à travailler à Buffalo, Cleveland et Detroit. »

Vers 1915 ou 1916, un riveteur caughnawaga du nom de John Diabo est descendu à New York et a trouvé du travail sur le Hell Gate Bridge. Il était une curiosité et on l’appelait Joe l’Indien ; deux vieux contremaîtres se souviennent encore de lui. Après avoir travaillé quelques mois comme teneur d’abattage dans une équipe irlandaise, il a été rejoint par trois autres Caughnawagas et ils ont formé leur propre équipe. Ils ne travaillaient ensemble que depuis quelques semaines quand Diabo a fait un faux pas sur un échafaudage, est tombé dans le fleuve et s’est noyé. Il était très qualifié et son faux pas était anormal ; récemment, en tentant de l’expliquer, un Caughnawaga a dit : « Ça a dû être un de ces cas bizarres, sans doute qu’il s’est fait un croche-pied à lui-même. » Les autres Caughnawagas sont rentrés à la réserve et n’en sont pas repartis. Pour autant que les vieillards du groupe puissent s’en souvenir, aucun autre Caughnawaga n’est venu travailler à New York avant les années vingt. En 1926, attirés par le développement de la construction, trois ou quatre équipes caughnawagas sont descendues. Les vieillards disent que ces équipes ont commencé par travailler sur trois bâtiments, le Fred F. French, le Graybar Building et le One Fifth Avenue. Trois autres équipes sont descendues en 1928. Elles ont commencé sur le George Washington Bridge. Pendant les années trente, quand le Rockefeller Center était la plus importante structure métallique du pays, au moins sept équipes caughnawagas supplémentaires sont venues. En arrivant, les hommes de toutes ces équipes se sont inscrits à la branche de Brooklyn du syndicat des structures élevées en acier – International Association of Bridge, Structural and Ornemental Iron Workers, American Federation of Labor. Personne ne semble se rappeler pourquoi ils ont rejoint la branche de Brooklyn et non celle de Manhattan. La salle de la branche de Brooklyn est dans Atlantic Avenue, dans le pâté de maisons entre Times Plaza et Third Avenue, et les Caughnawagas ont trouvés à se loger dans des meublés et des hôtels bon marché dans le quartier de North Gowanus, à deux pâtés de maisons au sud du syndicat dans Atlantic Avenue. Au début des années trente, ils ont commencé à faire venir leur famille et ont emménagé dans des immeubles d’appartements du même quartier. Pendant la guerre, les Caughnawagas ont continué à venir. Beaucoup d’entre eux se sont inscrits à la branche de Manhattan, mais ils se sont tous installés à North Gowanus.

En ce moment, il y a quatre-vingt-trois Caughnawagas dans la branche de Brooklyn et quarante-deux dans celle de Manhattan. Moins d’un tiers d’entre eux travaille régulièrement en ville. Les autres ont leurs familles à North Gowanus et y travaillent par intermittence mais ils passent une grande partie de leur temps dans d’autres villes. Ils vont d’une côte à l’autre, d’habitude en voiture, en quête d’un travail urgent qui permette un nombre illimité d’heures supplémentaires payées le double ; à New York les entreprises de structures métalliques veulent le moins d’heures supplémentaires possible. Une équipe travaille parfois dans une demi-douzaine de villes très éloignées les unes des autres au cours d’une seule année. Parfois, entre deux contrats, ils reviennent voir leur famille à Brooklyn. De temps en temps, après de longs contrats, ils emmènent leur famille jusqu’à la réserve pour des vacances ; certains y retournent chaque été. Il arrive que certains hommes emmènent leur famille en voyage pour se rendre à leur travail puis qu’ils les renvoient à Brooklyn en train ou en car. Plusieurs contremaîtres qui ont eu des années d’expérience avec les Caughnawagas pensent que ceux-ci vagabondent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, parce que c’est une passion et que leur quête d’heures supplémentaires n’est qu’une excuse. Un ancien contremaître de l’American Bridge Company dit qu’il a vu des Caughnawagas abandonner un travail qui leur offrait autant d’heures supplémentaires qu’ils pouvaient en faire. Selon lui, quand ils ont pris la décision de partir ailleurs, ils deviennent fantasques. « Tout se passe parfaitement bien sur un chantier, dit-il. Bonnes conditions de travail. Plein d’heures supplémentaires. Une belle ville. Et puis arrive la rumeur qu’un nouveau gros chantier va ouvrir quelque part ; peut-être à mille cinq cents kilomètres de là. Ce genre de rumeur provoque toujours de nombreuses discussions, ce que nous appelons conversations autour d’un seau d’eau, mais les Indiens ne parlent pas ; ils savent ce que les autres pensent. Pendant un ou deux jours ils sont tendus et à cran. Ils ont quelque chose de sauvage dans le regard. Ils ont entendu l’appel. Puis, tout à coup, ils rendent leurs outils et ils disparaissent. Peuvent pas attendre une minute de plus. Ils peuvent partir à midi, au milieu de la semaine. Ils n’attendent même pas leur paye. Une autre équipe la prendra et la gardera jusqu’à ce qu’arrive une carte postale qui leur dira où l’envoyer. » George C. Lane, gérant de la construction dans la ville de New York pour la Bethlehem Steel Company, a dit un jour que les mouvements d’une équipe de Caughnawagas sont aussi imprévisibles que les mouvements d’un vol de moineaux. « L’été 1936, a dit Mr. Lane, nous avons terminé un chantier ici en ville et le lendemain nous démarrions un autre chantier à exactement trois pâtés de maisons du premier. J’ai entendu un de nos contremaîtres essayer de persuader une équipe d’Indiens de venir travailler sur le nouveau chantier. Ils avaient entendu parler d’un chantier à Hartford et voulaient s’y rendre. Le contremaître leur a dit que le taux horaire était le même ; il n’y aurait pas plus d’heures supplémentaires là-bas qu’ici ; leurs familles étaient tout près ; ils seraient dédommagés pour leurs déplacements ; ils allaient devoir chercher des logements à Hartford. Oh non ; c’était Hartford ou rien. Un an ou deux plus tard j’ai retrouvé cette équipe sur un chantier à Newark et j’ai demandé au chauffeur comment ça s’était passé pour eux à Hartford. Il m’a dit qu’ils n’étaient pas allés à Hartford. « Nous sommes allés à San Francisco, Californie, a-t-il dit. Nous sommes allés là-bas pour travailler sur le Golden Gate Bridge. » »

À New York, les Caughnawagas travaillent surtout pour les grosses entreprises – Bethlehem, American Bridge, Lehigh Structural Steel Company et Harris Structural Steel Company. Parmi les structures sur lesquelles ils ont été nombreux à travailler, on trouve le R.C.A. Building, le Cities Service Building, l’Empire State Building, le Daily News Building, le Chanin Building, le Bank of Manhattan Company Building, le City Bank Farmers Trust Building, le George Washington Bridge, le Bayonne Bridge, le Passaic River Bridge, le Triborough Bridge, le Henry Hudson Bridge, le Little Hell Gate Bridge, le Bronx-Whitestone Bridge, le Marine Parkway Bridge, le Pulaski Skyway, le West Side Highway, le Waldorf-Astoria, le London Terrace et le Knickerbocker Village.


North Gowanus est un vieux quartier endormi un peu minable qui s’étend entre le Gowanus Canal et le quartier commercial de Borough Hall. Il y a là des usines, des centres de chargement de wagons pour le charbon et des dépotoirs, mais c’est surtout un quartier résidentiel où abondent les immeubles d’habitation et les maisons en briques. Les Caughnawagas vivent tous à dix rues les uns des autres, dans un quartier limité à l’ouest par Court Street, Schemerhorn Street au nord, Fourth Avenue à l’est et Warren Street au sud. Ils vivent dans les meilleures maisons des meilleurs pâtés de maisons. En règle générale, les femmes caughnawagas sont de bonnes ménagères et leurs appartements sont aussi propres qu’une maison hollandaise ; la plupart d’entre elles décorent un manteau de cheminée ou un mur avec des objets rapportés de la réserve – un tambour, une paire de hochets, un masque, un porte-bébé. Par ailleurs leurs appartements ressemblent beaucoup à ceux de leurs voisins blancs. Un groupe familial typique comprend un mari, une femme, deux enfants et une ou deux parentes. Une fois terminé l’école à la réserve, beaucoup de jeunes filles caughnawagas se rendent à North Gowanus et travaillent en usine. Quelques-unes travaillent pour la Fred Goat Company, une usine d’emboutissage de métal du quartier, d’autres travaillent pour la Gem Safety Razor Corporation, une usine de lames de rasoir où elles peuvent se rendre à pied. Un bon nombre de ces jeunes filles ont épousé des Blancs, plusieurs ont rompu tout lien avec le groupe et la réserve. Au cours des dix dernières années, des filles caughnawagas ont épousé des Philippins, des Allemands, des Italiens, des Juifs, des Norvégiens et des Portoricains. De nombreuses familles de North Gowanus accueillent des parentes pour de longues périodes ; quand un nouveau-né arrive, une grand-mère ou une tante vient presque toujours de la réserve pour aider la famille. Les Caughnawagas peuvent traverser la frontière librement. Cependant, chacun d’eux doit avoir une carte munie d’une photographie certifiant que cette personne fait partie du groupe. Ces cartes sont délivrées par la section locale des Affaires indiennes ; les Caughnawagas en parlent comme d’un « passeport ». Plus de la moitié des ménagères de North Gowanus fabriquent des souvenirs quand elles en ont le temps. Elles en produisent beaucoup. Elles se spécialisent dans la production de poupées, de sacs à main et de ceintures, qu’elles ornent de perles de couleur qui suivent des variantes d’anciens dessins iroquois tels que le dôme du ciel, le soleil de nuit, le soleil de jour, la crosse de fougère, l’arbre en croissance permanente, la tortue du monde et le feu du conseil. Chaque automne, quelques-uns des hommes qui ont l’air le plus indien prennent des vacances des structures d’acier pendant un mois ou deux, remplissent leur voiture de ces souvenirs, qu’ils vont vendre sur les marchés et les foires des comtés et des communautés des États de New York, Connecticut, New Jersey et Pennsylvanie. Les hommes portent des vêtements en daim et des coiffes en plumes à cette occasion et dorment dans des tepees en toile installés sur les champs de foire. Parfois, pour attirer l’attention sur les champs de foire, il poussent des cris faussement enthousiastes et exécutent des bouts de la Danse du Duel, de la Danse de la Colombe, de la Danse du Visage Faux et autres danses mohawks à moitié oubliées. Les femmes se procurent les matériaux de base pour la fabrication des souvenirs à la Plume Trading & Sales Company, au 155 Lexington Avenue, à Manhattan, un magasin qui vend des perles, des peaux de daim, des imitations de plumes d’aigle et autres marchandises aux artisans indiens dans tout les États-Unis et le Canada. Il y a environ cinquante enfants en âge d’aller à l’école dans la colonie. Les deux tiers vont à la Public School 47, dans Pacific Street, les autres dans les écoles paroissiales – St. Paul’s, St. Agnes’s et St. Charles Borromeo’s. Les enfants caughnawagas lisent des comics, écoutent la radio en faisant leurs devoirs, vont au cinéma pour voir deux fois les doubles séances et jouent au stickball dans les terrains vagues comme les autres enfants du quartier ; les enseignants disent qu’ils sont différents des autres surtout parce qu’ils sont plus réservés et polis. Ils ont une dextérité manuelle peu commune ; à l’âge de trois ans, ils sont presque tous capables de nouer leurs lacets. Les Caughnawagas adultes sont polyglottes ; ils parlent tous mohawk, parlent tous anglais et tous parlent ou comprennent au moins un peu de français. Dans les maisons où les deux parents sont caughnawagas, le mohawk est presque exclusivement la langue de la famille, et c’est ainsi que les enfants l’apprennent. Dans les maisons où la mère n’est pas indienne et où le père est souvent absent, il arrive que les enfants n’apprennent pas le mohawk, ce qui est une source de grande tristesse.

Les Caughnawagas vont à l’église. Les catholiques se rendent en majorité à St. Paul’s Church, au croisement de Court Street et de Congress Street, tandis que la majorité des protestants va à la Cuyler Presbyterian Church, dans Pacific Street. Le Dr. David Munroe Cory, le pasteur de Cuyler, est un homme aux intérêts incongrus. C’est un catcheur amateur ; il est vice-président de l’Iceberg Athletic Club, un groupe de personnes qui vont nager dans l’océan à Coney Island pendant tout l’hiver ; il s’est présenté une fois aux élections pour la présidence de la municipalité de Brooklyn avec l’étiquette socialiste ; il est un expert de Faustus Socinus, le penseur religieux italien du seizième siècle ; il étudie les langues pour son plaisir et en connaît huit, dont l’hébreu, le grec et le gaélique. Quelques Caughnawagas ont commencé à venir à Cuyler Church pendant les années trente et le Dr. Cory a décidé d’apprendre le mohawk afin d’en attirer davantage. Il n’est jamais parvenu à l’aisance dans cette langue, mais les Caughnawagas disent qu’il la parle mieux que d’autres Blancs, qui sont pour la plupart des anthropologues et des prêtres qui l’ont étudiée. Il dirige un service complet en mohawk le premier dimanche de chaque mois, après le service en anglais, et vingt à trente Caughnawagas y vont régulièrement. Vingt-cinq d’entre eux se sont inscrits à l’église. Michael Diabo, un riveur à la retraite, a récemment été élu diacre. Steven M. Schmidt, un Austro-américain qui est marié à Mrs. Josephine Skye Schmidt, une Caughnawaga, est membre du conseil de Cuyler. Mr. Schmidt travaille dans le département des demandes d’indemnités d’une compagnie d’assurance. Guidés par le Dr. Cory, deux femmes caughnawagas, Mrs. Schmidt et Mrs. Margaret Lahache, ont traduit un ensemble d’hymnes en mohawk et produit un livre de cantiques, le Caughnawaga Hymnal, qui est utilisé à Cuyler et à l’église protestante de la réserve. Le Dr. Cory a lui-même traduit l’Évangile selon saint Luc en Mohawk. Le Dr. Cory est un homme calme et sérieux, ses sermons ne contiennent pas de clichés, il a une compréhension intuitive des tabous indiens pour les mots de la conversation et il est la seule personne blanche qui soit aimée par toute la colonie, laquelle lui fait entièrement confiance. Les Caughnawagas qui ne font pas partie de sa congrégation, y compris quelques catholiques et membres du peuple aux longues maisons, vont le voir quand ils ont besoin de conseils.


Il arrive parfois, dans un saloon, à un mariage ou une veillée mortuaire, que les Caughnawagas s’animent et deviennent bavards. En général, néanmoins, ils sont plutôt froids et peu diserts. Il n’y a qu’une seule personne dans la colonie de North Gowanus qui ait une réputation de loquacité. Il s’agit d’un homme de cinquante-quatre ans dont le nom blanc est Orvis Diabo et le nom indien O-ron-ia-ke-te, ou « Il porte le ciel ». Mr. Diabo est trapu, avec un torse puissant. Il a de petits yeux perçants et un visage rond et basané de pirate avec un double menton. Contrairement à la plupart des Caughnawagas, il ne nie ni ne minimise le sang blanc dans ses veines. « Ma mère était à moitié écossaise et à moitié indienne, dit-il. Ma grand-mère paternelle était irlando-écossaise. Quelque part dans le passé, j’ai oublié exactement où, s’est immiscé de l’émigrant français et de l’irlandais pur-sang. Si on prenait mon sang et qu’on le filtrait, Dieu sait ce qu’on y trouverait. » Il est né catholique, est devenu presbytérien au début de l’âge adulte et se voit à présent comme « une sorte de libre-penseur ». Mr. Diabo a commencé à travailler dans les équipes de riveurs à dix-neuf ans et a arrêté il y a environ un an et demi. Il a dû arrêter à cause de terrible attaques d’arthrite. Il était chauffeur et a travaillé sur des ponts et des bâtiments dans dix-sept États. « J’ai chauffé un million de rivets, dit-il. Quand on parle des hommes qui ont construit ce pays, je suis un de ces hommes-là. » Mr. Diabo est propriétaire d’une maison et de trente-trois arpents de terrain agricole dans la réserve. Il a hérité du terrain et le loue à un Canadien français. Peu après qu’il a cessé de travailler, sa femme, qui avait vécu par intermittence pendant presque vingt ans à North Gowanus mais n’avait jamais aimé l’endroit, est retournée à la réserve. Elle a essayé de l’entraîner avec elle, mais il a décidé de rester encore un peu et loue une chambre dans l’appartement d’un cousin. « J’apprécie New York, dit-il. Les gens sont aussi nerveux que des rats et l’air est trop âpre, mais j’apprécie quand même. » Mr. Diabo lit beaucoup. Il y a quelques années, dans un magazine de westerns, il est tombé sur une publicité de la Haldeman-Julius Company, un éditeur qui vendait par correspondance depuis Girard, au Kansas, et qui avait un catalogue de plus de mille huit cents livres de poche dont la plupart traitaient de religion, de santé, de sexe, d’histoire ou de science populaire. Ils ont pour nom Little Blue Books et coûtent dix cents pièce. « J’ai demandé qu’on m’envoie pour un dollar de Little Blue Books, dit Mr. Diabo, et ces livres m’ont ouvert les yeux et fait comprendre à quel point j’étais ignorant. Ignorant et superstitieux. Je ne connaissais rien à rien, j’étais sot comme un panier. Depuis, je suis devenu un grand lecteur. J’ai lu des dizaines et des dizaines de ces petits livres bleus, et j’ai développé mon cerveau au point que je suis bien au-delà de tous les gens avec qui je m’associe. Quand on y réfléchit sérieusement, je suis un homme qui a de l’éducation. » Mr. Diabo possède cinq petits livres bleus qu’il aime particulièrement – Absurdités de la Bible, de Clarence Darrow ; Sept présidents infidèles des États-Unis, de Joseph McCabe ; Faits étranges sur les civilisations perdues, de Charles J. Finger ; Pourquoi je n’ai pas peur de la mort, de E. Haldeman-Julius ; et Notre civilisation est-elle trop portée sur le sexe ?, de Theodore Dreiser. Il les emporte dans ses poches et les relit encore et encore. Mr. Diabo reste au lit jusqu’à midi. Alors, avec l’aide d’une canne, il boîte jusqu’à un saloon du quartier, le Nevins Bar & Grill, 75 Nevins Street, et prend place dans une alcôve. S’il y a quelqu’un dans les parages qui veut bien s’asseoir et écouter, il parle. Sinon, il lit un des petits livres bleus. Le Nevins est le centre social de la colonie caughnawaga. Les hommes des équipes qui travaillent dans la ville viennent s’y asseoir en général une heure avant de rentrer chez eux. Les soirs du week-end, ils y vont avec leurs femmes, boivent de l’ale de Montréal et regardent la télévision. Quand des équipes rentrent d’un chantier hors de la ville, ils viennent se soûler là. Quand un riveur caughnawaga s’est tué sur un chantier, une collecte est faite au Nevins pour couvrir les dépenses immédiates de la famille ; ces collectes rapportent rarement moins de deux cents dollars ; plusieurs messages de remerciement de veuves sont collés sur le miroir du bar. Le Nevins est petit et confortable, simple et vieux. C’est un des plus vieux saloons de Brooklyn. Il a été ouvert en 1888, quand North Gowanus était un quartier irlandais, et il s’appelait alors Connelly’s Abbey. Les clients irlandais l’appellent encore l’Abbey. Ses propriétaires actuels sont Artie Rose et Bunny Davis. Davis a épousé une fille caughnawaga, autrefois Mavis Rice.

Un après-midi, il y a quelque temps, je me suis assis avec Mr. Diabo dans son alcôve du Nevins. Il boit presque toujours de l’ale. Ce jour-là il buvait du gin.

« Je me sens très déprimé, a-t-il dit. Je dois rentrer à la réserve. J’ai épuisé toutes les excuses et je ne peux plus continuer à remettre ça à plus tard. J’ai reçu une lettre de ma femme aujourd’hui et elle me dit que je l’écœure. « Je suis fatiguée de te supplier de rentrer, dit-elle. Tu peux rester assis à Brooklyn jusqu’à ce que ta queue prenne racine. » Le problème, c’est que je n’ai pas envie d’y aller. C’est-à-dire que je veux et ne veux pas. Je vais essayer d’expliquer ce que je veux dire. Un Indien des structures métalliques, quand il quitte la réserve pour la première fois pour aller travailler aux États-Unis, le mal du pays est tel qu’il en meurt presque. Les premières années, il retourne aussi souvent que possible. Chaque fois qu’il a fini un chantier, à moins d’être à des milliers de kilomètres, il retourne à la réserve. S’il travaille à New York il y va en voiture le week-end, et c’est un voyage de douze heures. Au bout de quelque temps, il se marie, fait venir sa femme, commence une famille et il retourne moins souvent. Oh, il est fort possible qu’il emmène femme et enfants là-haut pendant l’été, mais il ne reste pas avec eux. Au bout de trois ou quatre jours, il commence à s’ennuyer à la réserve et il repart aux États-Unis à toute biture. Il s’habitue aux États-Unis. Les années passent. Il finit par avoir mon âge, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, et un beau matin il finit par conclure qu’il est sacrément trop raide aux jointures pour se promener sur une poutre sans protection à deux cents mètres de hauteur. Soit ça, soit un contremaître se rend compte qu’il n’a pas le pied aussi sûr, le prend à part et lui sort ses quatre vérités. Il abandonne les structures métalliques, il fait ses valises, il retire son argent de la banque ou de la poste, le petit peu qu’il est parvenu à mettre de côté et il retourne pour de bon à la réserve. Et c’est assez dur pour lui. Il est habitué au danger, et la vie à la réserve est très lente ; l’événement le plus important qui puisse arriver est un enterrement. Il est habitué à aller de chantier en chantier, et la vie à la réserve l’enferme. Il est habitué à aller boire un verre, et il est illégal de faire le commerce d’alcool dans la réserve ; il doit acheter une bouteille dans une ville canadienne française sur l’autre rive du fleuve et la passer en contrebande comme un écolier, et ça le fait royalement chier.

« Il n’a pas grand-chose à faire pour passer le temps. Il peut s’asseoir au bord de la route et observer le trafic, ou il peut s’asseoir au bord du fleuve, pêcher des anguilles et regarder passer les bateaux, ou il peut arracher les mauvaises herbes dans le potager, ou il peut aller à l’église, ou encore il peut s’intégrer au groupe des autres riveurs à la retraite qui se retrouvent à l’épicerie pour jouer aux cartes et bavarder. C’est-à-dire, s’il peut supporter ça. On aurait pu croire que ces vieillards voudraient parler des villes dans lesquelles ils ont travaillé, des soirs où ils ont fait la noce, des filles qu’ils ont connues et qui suivaient les chantiers dans tout le pays, des gratte-ciels et des ponts qu’ils ont construits – mais c’est qu’ils ne le font pas. Après être restés assis à la réserve cinq ans, six ans, sept ans, il semble qu’ils se détournent des années de travail avec l’acier. Certains d’entre eux, ils finissent par devenir sacrément indiens ; ils refusent même de parler anglais ; ils font comme s’ils ne le comprenaient plus. Et certains d’entre eux, ils finissent par devenir des râleurs, le genre de vieillard qui peut mâcher des clous et recracher la rouille. Quand ils finissent par parler, c’est lugubre. Ils aiment parler des querelles familiales. Il y a des familles dans la réserve qui ne s’entendent pas depuis des générations et qui ne s’entendent toujours pas ; peut-être que ça a commencé par une dispute à propos d’un terrain, peut-être que ça a commencé par une dispute sur un mariage mixte ; peut-être que ça a commencé quand une femme a accusé une autre femme de retrouver son mari dans les buissons près du cimetière. Même ici à Brooklyn il y a certains Indiens qui refusent de travailler en équipe avec certains autres Indiens à cause de l’animosité qui règne entre leurs familles ; leurs femmes, quand elles se croisent dans Atlantic Avenue, elles font comme si elles ne se voyaient pas. Les vieillards aiment bien revenir sur ces histoires et se rafraîchir la mémoire sur certains détails. Et puis aussi, ils aiment bien parler de religion. Une guérison miraculeuse dont ils ont entendu parler, quelque chose que le prêtre a dit – ils ressassent ça pendant des semaines. Ce sont tous des prêtres amateurs, ou des prédicateurs amateurs. Ils ont tous des idées religieuses qui leur tournent dans la tête.

« Et puis ils aiment parler des affaires de la réserve. La dernière fois que j’étais chez moi, je me suis assis à l’épicerie avec les autres et j’ai essayé de leur parler de quelque chose que j’avais étudié et qui m’intéressait beaucoup – les taches mongoloïdes. Ce sont des taches violet sombre qui apparaissent sur la peau du dos de Japonais et d’autres Mongoliens. De temps en temps, un Indien d’Amérique pur-sang en a à la naissance. Les vieillards ne voulaient pas entendre parler des taches mongoloïdes. Ils étaient trop occupés à discuter des noms à donner aux rues de Caughnawaga. La compagnie qui fournit le village en électricité essaye depuis toujours d’obliger les Indiens à nommer les rues et les allées. Les employés qui viennent lire les compteurs sont toujours dans la merde et la compagnie avait offert d’installer les panneaux des rues et les numéros des maisons gratuitement. Les vieillards ne voulaient pas de noms de rues ; ils faisaient tout un vacarme à ce sujet. Ce ne serait pas indien. Et ils discutaient du pour et du contre d’un réseau de distribution d’eau. Ils n’arrêtent pas d’en débattre depuis une éternité. Certains veulent un réseau d’eau, mais la majorité est contre. La majorité d’entre eux, ils préfèrent de loin se mettre derrière un vieux canasson dont chaque pas pourrait être le dernier et remonter leur eau depuis le fleuve dans des tonneaux. C’est plus indien. Quelquefois, la façon dont raisonne un Indien, ça n’a ni rime ni raison. La lumière électrique, c’est plutôt bien, et la plus grosse voiture d’occasion qu’ils peuvent trouver, et des radios que la seule fois qu’ils les éteignent c’est quand ils changent les lampes, et des landaus pour bébé à soixante-quinze dollars, et des cercueils à quatre cents dollars, mais des noms de rue et de l’eau au robinet – oh, bon Dieu non ! C’est vraiment aller beaucoup trop loin.

« D’un autre côté, il y a des choses qui me feraient plutôt plaisir. J’aimerais bien manger de nouveau de la vraie bouffe indienne. Comme le o-nen-sto, ou soupe de maïs. C’est le plat national mohawk. Quelques femmes la préparent ici à Brooklyn, mais elles utilisent de l’avoine de la marque Quaker. Les bonnes vieilles femmes là-bas à la réserve, elles la préparent à la dure en faisant tout elles-mêmes, comme les Mohawks la préparaient il y a cinq cents ans. Elles écaillent un peu de maïs et le mettent à bouillir dans un pot avec une poignée de cendre d’érable. La soude caustique dans les cendres dissout la coquille des grains, et les grains deviennent de grosses perles bien grasses. Puis elles enlèvent la soude caustique. Puis elles ajoutent des haricots rouges. Puis elles mettent une tête de porc ; autrefois c’était une tête d’ours. Puis elles cuisent tout ça jusqu’à obtenir une consistance proche de la boue. Et pendant que ça cuit, ça sent tellement bon. Si vous en étiez à votre dernier soupir, si vous aviez le râle dans la gorge et que le vent poussait vers vous une vague suggestion de cette odeur, vous vous lèveriez pour marcher. Et j’ai très envie de manger du pain indien préparé avec le même type de maïs. Ici, les femmes utilisent toujours la marque Quaker. Le pain indien est bouilli, il a la forme d’un hamburger et il y a des haricots rouges à l’intérieur. À la réserve, selon une coutume des temps anciens, nous avons toujours un steak au petit déjeuner le dimanche, qu’on en ait les moyens ou pas, et nous versons le jus du steak sur le pain indien.

« Et il y a encore autre chose que j’aimerais voir, si je peux y parvenir – je voudrais participer à un festival des longues maisons. Si je dois me joindre à eux pour cela, je le ferai. Un soir, la dernière fois que j’étais chez moi, le peuple des longues maisons avait un festival. J’ai décidé de monter au cimetière catholique qui est juste en dessous de la longue maison, de me cacher dans les buissons et d’écouter la musique. Je me suis glissé là-bas et j’ai traversé les chardons, le chiendent et la carotte sauvage, et je me suis assis sur la pierre plate de la tombe d’un de mes oncles, Miles Diabo, qui poussait des cris de guerre dans le Miller Brothers 101 Ranch Wild West Show et qui est mort de pneumonie en 1916 à Wheeling, West Virginia. Oncle Miles était un des derniers indiens de cirque caughnawaga. Ma mère se trouve dans cette tombe, ainsi que mon père, le vieux Nazareth Diabo, que j’ai à peine connu. On l’appelait Nazzry. Il avait été un des pionniers indiens du travail sur les structures métalliques. Il était parti la plupart du temps, et il a été tué dans la catastrophe – quand le Pont de Québec s’est effondré. Des centaines d’ouvriers des structures métalliques sont enterrés ici. Ceux qui ont été tués dans leur travail, eux, ils n’ont pas de pierre tombale ; leurs tombes sont marquées par des morceaux de poutrelles en acier en forme de croix. Il y a toute une forêt de croix en poutrelles ici. J’étais donc assis sur la tombe d’oncle Miles, réfléchissant à la manière dont se font les choses dans la vie, et tout à coup les gens dans la longue maison se sont mis à chanter et à danser et à frapper leurs tambours. Ils chantaient des airs mohawks qui dataient de l’époque ancienne, très ancienne des peaux-rouges. J’entendais des voix d’hommes, des voix de femmes et des voix d’enfants. La langue mohawk, quand elle est chantée, est très belle à entendre. Oh, c’est à vous couper le souffle. J’ai été parcouru par un sentiment qui m’a fait trembler ; j’ai dû respirer profondément pour calmer mon cœur, il battait tellement fort. Je me sentais très triste, et en même temps je me sentais très paisible. Je pensais que j’étais tout seul dans le cimetière et voilà qu’est apparu dans le noir pour venir s’asseoir près de moi un vieillard travailleur de l’acier avec qui j’avais parlé cet après-midi-là dans un magasin, un des râleurs, un vieillards qui se bat contre toutes les améliorations proposées dans la réserve, quoi que ce soit, pour la seule raison que ce n’est pas indien – ceci n’est pas indien, cela n’est pas indien. Et il m’a dit alors : « Tu n’es pas tout seul ici. Regarde là-bas. » J’ai regardé l’endroit qu’il me montrait et j’ai vu une chemise blanche dans les buissons. Et il a dit : « Regarde là-bas » et j’ai aperçu une cigarette qui luisait dans la nuit. « Les buissons sont pleins de catholiques et de protestants, a-t-il dit. Chaque fois qu’il y a un festival des longues maisons, ils se glissent ici et écoutent les chansons. Ils sont attirés comme des mouches. » Je lui ai dit alors : « La musique des longues maisons est magnifique à entendre, n’est-ce pas ? » Et il a fait remarquer que c’était normal, c’était l’ancienne musique indienne. Je lui ai donc expliqué que la religion des longues maisons m’attirait. « Un de ces jours, ai-je dit, il se peut que je les rejoigne. » Je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il m’a dit qu’il était catholique et qu’il n’en était pas question. « Si je rejoins les longues maisons, a-t-il dit, je serai excommunié, je ne pourrai pas être enterré dans un terrain consacré et je brûlerai en enfer. » Je lui ai dit : « L’enfer n’est pas indien. » Dire ça était une erreur. Il ne m’a pas répondu. Il est resté assis là quelque temps – je suppose qu’il y réfléchissait – et puis il s’est levé et il est parti. »


(1949)

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Joseph Mitchell

Joseph Mitchell

 (1908 – 1996) est né dans une ferme de tabac et de coton en Caroline du Nord (États-Unis).
Après de brèves études, il attire l’attention d’un éditeur grâce à un reportage et s’installe définitivement à New York en 1929. Il relate alors pour le Morning World et le Herald Tribune, puis pour le New Yorker, où il passera cinquante- huit ans, les rues de la ville et la vie des hommes qui les peuplent. Après la publication de ses articles sous forme de recueils, il s’est vu récompensé par l’Académie des Arts et des Lettres en 1965 et par le prix de littérature de Caroline du Nord en 1984. Sa passion pour ceux qu’il refuse d’appeler les petites gens, son intérêt pour les marginaux et les oubliés du rêve américain, son style élégant et soigné ainsi que son humour caustique en font l’un des inventeurs d’un nouveau journalisme de terrain et lui ont valu le surnom de « parangon des reporters ».

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Joseph Mitchell: Le Merveilleux saloon de McSorley

Joseph Mitchell

Le Merveilleux saloon de McSorley
Récits New-yorkais

Traduit par Bernard Hoepffner

broché, 544 pages

New York, années trente à cinquante. Voilà bien longtemps que les reportages, portraits et récits de Joseph Mitchell font partie des grands classiques de la littérature américaine. Il était donc grand temps de faire traduire ces récits fourmillant de personnages originaux et d’événements improbables.

Parus entre 1938 et 1955 dans le journal The New Yorker, les textes réunis dans le présent recueil, livre de chevet de Paul Auster, de Jonathan Lethem ou encore de Woody Allen, dessinent une sorte de tableau animé d’un milieu populaire new-yorkais en proie à une lente disparition. Avec ces portraits fouillés, le mythique père fondateur du « New Journalism » démontre de manière inégalée que le reportage de terrain peut être une discipline littéraire à part entière qui se lit avec gourmandise.